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| Un Noël doux et pluvieux Cette année, je pensais avoir réglé le problème de Noël avec une sagesse digne de tout éloge : abstention totale, seuls les cadeaux pour les enfants en bas âge et les grands-parents gisaient devant la cheminée, en attente d'être véhiculés jusqu'à leurs destinataires, amateurs de sapins à guirlandes. Pas le moindre effluve de dinde, pas plus de bolduc que de boudin blanc dans les parages. Il faisait un temps doux et pluvieux, éclairé par moments d'embellies propres à éveiller une sérénité d'autant plus délicieuse que la fièvre acheteuse montait alentour. Je contemplais en me frottant les mains les passants chargés de paquets qui se pressaient dans la rue quand on a sonné. - C'est moi, cousine ! Ou plutôt, c'est nous ! Tu nous avais dits de passer si on venait à Rennes, hop on passe ! Juste un petit bonjour, je me suis dit, mais quand même, des siècles il y a que tu n'es venue à Lescouët-Gouarec, faut que tu connaisses tes neveux : regarde un peu la troupe que ça fait... Et il a poussé devant moi une ribambelle de petits cousins, tous d'un roux carotte, en les nommant par ordre de taille. - Là, c'est Marie-Antoinette, tu la connais, celle-ci, elle a dix ans ; là, c'est Ninog, tu l'as vue au Pardon du 15 août voilà deux ou trois ans, tu t'en souviens peut-être ; là, c'est Budog, l'héritier du nom ; et là, la petite dernière, Libouban, elle perd ses couches, et il va falloir la changer. - Veux pas, a crié Libouban et elle s'est précipitée sous la table, d'où son frère l'a tirée par un pied. - Komz brezhoneg ! - Elle a filé ! - Elle est derrière le piano. - Komz brezhoneg, nom d'un chien. - Boubouler, deus ôta, cheap pampers. La porte d'entrée a claqué. - Je pourrais faire du chocolat, ai-je avancé d'une voix mal assurée. - Y veut, a émis Bouboune de derrière son piano. Mon cousin s'est affalé sur le canapé en s'épongeant le front avec un mouchoir frappé d'hermines. - Va Doue benniget, ils auront ma peau, a-t-il dit, et il a fourré son mouchoir dans sa manche. - Je le range mod kozh, a-t-il précisé, car mon chupenn n'a pas de poche. - On dit une chupenn, a glissé Ninog d'une voix acide. - Toi, je t'ai dit de parler breton avec tes frères et surs, pas de donner des leçons de grammaire à ton père, a dit mon cousin. Je les élève dans le respect de la langue de nos ancêtres, j'ai assez souffert qu'on m'ait privé, moi, de ma langue maternelle, c'est un devoir sacré, je l'ai compris bien tard, mais je rattrape le temps perdu et, puisque leur mère n'a pas de sens civique, c'est moi qui les éduque, une tâche parfois difficile, mais quelles joies en échange, voir s'éveiller ces âmes, s'ouvrir ces appétits... Les petits cousins avaient l'appétit ouvert, c'est certain, et de Libouban, sortie à quatre pattes, traînant son ours, à Marie-Antoinette, qui la guettait, prête à la capturer et, l'ayant retournée comme une crêpe, à la changer en un tournemain, trois pots de chocolat, deux douzaines de brioches et un plein sac de galettes bretonnes pur beurre apportées en cadeau n'auraient pas suffi si le cousin n'avait soudain levé le siège. En fait, il était venu à Rennes dans un but éducatif autant que pratique : il voulait emmener les enfants voir le Parlement et faire des emplettes en certaines boutiques dont il avait la liste. Comment se rendre au magasin " Terre des Celtes" ? Au " Coup de Breizh" ? Chez " Breizcéliand's" ? Les indications s'embrouillaient dans sa tête - Ca ne fait rien, je vais vous conduire. Toute la troupe s'est dirigée vers le Palais de Justice. Propre et clair comme une pâtisserie fraîche, le bâtiment émergeait de ses échafaudages. Le ciel était bleu. Avec leurs cheveux rutilants, les petits cousins alignés ressemblaient assez aux angelots dorés qui brillaient là-haut. - Il a l'air trop neuf, a dit Ninog. - Tais-toi, regarde. C'est ici le symbole de la liberté armorique, l'image de nos droits anéantis ! Des siècles de spoliation se dressent devant vous ! ... Tout a brûlé, les fresques, les toiles de maître... - Les toiles de maître, mon cousin, avant l'incendie, on ne les voyait jamais, c'était toujours fermé, et, après, quand on les a vues restaurées, on s'est demandé si c'était bien la peine. - La peine ? Ma foi, tu n'as pas tort, il fallait demander à des artistes bretons de faire des uvres bretonnes, et virer toutes ces saletés une bonne fois pour toutes. Les Seiz Breur ! Un art national ! Dao ! En marche ! Tiens, qu'est-ce que je vois là ? Des faïences ? Et ça, donc, qu'est-ce que c'est, regardez, les enfants, si vous voulez me faire plaisir pour Noël, vous avez trouvé ! Au panthéon des cravates, la cravate dorée ornée d'hermines noires méritait d'occuper une place bien à part - elle était flanquée du même modèle en rouge et en vert, et cernée d'écussons frappés de triskells, de croix celtiques, de flammes, d'hermines diverses et de sigles BZH sur tous supports, mais c'était la cravate dorée qui éveillait la convoitise de mon cousin. Les meubles de poupée néo-rustiques rappelaient ces dimanches après-midi dans les salles à manger des vieilles tantes, avec le relent du gigot piqué d'ail mêlé à l'encaustique. - Seigneur, mon cousin, je reste attendre dehors. Ninog et Budog sont restés me tenir compagnie, tantôt se traduisant en néo-breton, tantôt s'exprimant en clandestin rapide. Enfin, la porte s'est ouverte et le cousin est ressorti portant son paquet. - Piquons tout droit sur " Terre des Celtes". C'est vers où ? Tribord toute ! L'échoppe se trouvait entre une librairie ésotérique et un bar irlandais. Ce qui frappait d'abord, c'était le mauve, en variations modulées d'après des circonvolutions évoquant les décors féministes de la grande époque, mais l'ambiance à l'intérieur, sans relent d'encens, de patchouli ou de marie-jeanne, était sérieuse, bourgeoise, à la fois mystique et professionnelle : on était guidé par étapes d'une initiation touristique à une intégration profonde, comme on s'enfonçait vers des replis plus ténébreux. Au premier plan, une édition du " Barzaz Breiz " en français seul, sous couverture à brumes et mauves divers, était flanquée, sur sa droite, d'un présentoir montrant des marques-page à entrelacs celtiques, et, sur sa gauche, d'un étal miniature exposant des pin's et des broches frappées de croix, de triskells et d'hermines, étal lui-même surmonté d'une boîte tendue de velours émeraude sur lequel rutilaient des chevalières à cabochons d'ambre ou de faux grenat. Quelques jeux d'échecs à pièces de pur granit et deux ou trois crèches à Saint Joseph en bragou-braz et Vierge en coiffe de Scaër rappelaient, face à ce " celtic craft" du plus pur style américain, la vitalité d'un artisanat local, proliférant surtout sous forme de trolls imitant la cire. Aux ouvrages sur le druidisme succédaient, tout au fond de l'échoppe, des flacons de senteurs bardiques, permettant de se mettre en relation avec les antiques effluves de la Celtie. Loin, entre Libouban et Ninog berçant chacune un troll made in Breizh et Budog contemplant des dagues à profils de dragons, le cousin essayait contre un mur une épée longue d'un mètre, en promotion spéciale pour Noël, 520 francs au lieu de 699, une épée d'inox, à fourreau de cuir noir, plaqué nickel, une occasion... Escalibur... modèle 2... reproduction à l'identique de la célèbre épée... - Mes enfants, va bugale, il est temps de faire votre choix, poent eo mont, j'ai choisi une épée, regardez bien, c'est un symbole : plus tard vous comprendrez. - J'ai déjà donné tous mes sous pour la cravate, a dit Ninog. - Evit paea, red eo ober al lost, a dit Marie-Antoinette d'un air résigné, et elle s'est alignée sur les clients qui attendaient, sans manifester de rancur, avec sa petite sur sur sa hanche gauche et sa jupe à broderies bigoudènes dont l'ourlet se décousait. - Et maintenant, cap sur le Barde ! - Le barde ? C'est un bar ? - Comment ça, un bar ? Ne me dis pas que tu ne sais pas où est la statue de Glenmor ! Le jardin public, il est loin d'ici ? - Pas très loin, mais avec les enfants... - C'est de la race rustique, comme toi, cousine, va devant, on te suit. Une pluie fine s'est mise à tomber vers Saint-Melaine, Marie-Antoinette a ouvert un grand parapluie pour abriter ses cadets et m'a passé Bouboune qui dodelinait sur son nounours. Le cousin ouvrait la marche, portant le glaive sur l'épaule droite et sifflant " Kan Bale an A.R.B.", la marche de l'armée révolutionnaire bretonne, oeuvre de Glenmor. Enfin, on a franchi les grilles du Thabor et on a fait cercle autour du barde fendant la pluie, le ventre en avant. Il y a eu un long moment de silence. - Il est en pyjama, a dit Ninog, pensive. - Y a pas de braguette, a dit Budog, c'est un jogging. Le cousin s'est dressé, fulminant. - On les mène se recueillir devant notre Barde national et voilà tout ce qu'ils trouvent à regarder... Lisez là, lisez... De l'escalibur il désignait une inscription : Qui combattra, qui brisera, Les chaînes de la Bretagne ? Qui, oui, qui brisera nos chaînes, qui nous libérera ? Je vous ai emmenés à la fête nationale du peuple breton, mille gwen ha du flottant au vent, deux cents sonneurs jouant le " Kan bale an ARB", un moment inoubliable, et vous ... Debout, war zao, comme disait le barde, bientôt nous chasserons le Franc... - Et vous le regretterez bien quand on sera passé à l'euro, a dit une petite dame en loden qui s'était arrêtée, tirant un loulou, pour écouter la péroraison. - Chantons le " Bro gozh" a dit le cousin, et, l'escalibur en garde, il s'est mis à chanter d'une voix de basse. Les enfants se sont alignés, à l'exception de Libouban qui dormait. Elle pesait lourd. Je me suis assise sur un banc. La vieille dame est venue s'asseoir près de moi. - C'est joli, a-t-elle dit à la fin, on dirait du bulgare. J'ai cru que le cousin allait l'embrocher. Nous avons battu en retraite sous une pluie d'enfer, traînant le cousin moulinant du glaive et maudissant les jacobins, la vieille dame moulinant du parapluie et le loulou glapissant. Enfin, les enfants se sont engouffrés dans la camionnette qui les avait amenés. Kenavo ! Joyeux Noël ! Bonne année, bonne santé ! Hag ar baradoz e fin ho buhez ! - " Puhez ", papa... La camionnette démarrait, la petite voix de Ninog s'est perdue dans les pétarades. La nuit était tombée. Il faisait doux. Françoise MORVAN Paru dans Ouest-France |
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