LES SEIZ BREURArt national breton et art totalitaire A l’initiative du Comité consultatif de l’Identité Bretonne créé par la Mairie de Rennes se tient au Musée de Bretagne une exposition consacrée aux Seiz Breur, un groupe d’artistes bretons lié dès ses débuts au mouvement nationaliste breton et à ses dérives fascistes. En 1999, l’exposition consacrée au peintre Xavier de Langlais, membre des Seiz Breur, avait suscité des protestations, notamment de la Ligue des Droits de l’Homme. En effet, les activités militantes de ce peintre, qui eut sous l’Occupation la responsabilité de la chronique en breton du journal pétainiste La Bretagne, étaient présentées élogieusement. C’est néanmoins dans cette chronique que se lisaient les pires textes antisémites. Il ne semble pas que ces protestations aient été écoutées. Au contraire, la dissimulation des faits est plus insidieuse dans cette exposition, commanditée par six musées bretons. 1. HISTORIQUE DU MOUVEMENT DES SEIZ BREURA l’origine du groupe qui se baptisera des Seiz Breur, la rencontre, en 1918, de Jeanne Malivel (1895-1926) et de Jeanne Coroller, militante bretonne pour qui elle commence à illustrer une histoire de la Bretagne farouchement nationaliste, puis d’Olivier Mordrelle (1901-1985), étudiant en architecture, qui devait être condamné à mort à la Libération sans jamais renier ses accointances avec les nazis. Mordrelle lance en 1919 le journal Breiz Atao, avec son cousin Jean Bricler (abattu par la Résistance en 1943), Francis Debauvais (ardent partisan, lui aussi, dès avant guerre de la collaboration avec le nazisme) et Maurice, dit Morvan, Marchal (1900-1963), futur membre des Seiz Breur, inventeur du drapeau national-breton et directeur de la revue druidique nazie Nemeton. cliquez sur l'image |
Porteur des valeurs de l’extrême-droite, Breiz Atao fut dès le début l’expression d’un racisme qui faisait de la défense de la Bretagne opprimée par la France la défense d’une culture ethniquement pure, car celte, contre la déchéance de la France métissée. Le volume le plus représentatif de cette idéologie est l’Histoire de notre Bretagne que Jeanne Coroller-du Guerny publie sous le pseudonyme de Danio en 1922 avec les illustrations de Jeanne Malivel. L’éloge du duc Jean 1er qui « s’occupa activement du bien de son peuple » en chassant les juifs et l’illustration sur le Traité d’Union représentant la France volant la bourse de la Bretagne firent scandale en leur temps (1). ________________________ 1 / Le volume vient d'être réédité par des éditions clairement marquées à l'extrême-droite, avec préface d'Henry Caouissin, et est commenté très élogieusement par Denise Delouche, l'une des responsables de l'exposition qui voit dans l'illustration du Traité d'Union une des illustrations les plus fortes du livre et les plus chargées de sens politique (Ar Men n°83, p.38). Il m'aurait plus de travailler pour quelque chose de moins haineux, regrettait pourtant Jeanne Malivel, qui devait interdire la reproduction de ses illustrations. ________________________ A la même époque, Jeanne Malivel rencontre René-Yves Creston (1898-1964), sa femme Suzanne (1899-1979) et Georges Robin (1904-1928). En 1923, ils décident de créer une confrérie d’artistes en lui donnant le nom de Seiz Breur (« Sept Frères »). Les réalisations de ces artistes, associés à des artisans comme Christian Le Part (qui sera, lui aussi, abattu par la Résistance) relèvent du désir de créer un art décoratif national breton. Leur vision, qui est l’expression de Breiz Atao dans le domaine de l’art, trouve naturellement à s’exprimer comme complément artistique au supplément littéraire de Breiz Atao, la revue Gwalarn, dirigée par Louis Némo, dit Roparz Hemon (1900-1978), pionnier de la collaboration du mouvement breton avec les nazis (2). Ce supplément artistique dirigé par Creston s’intitule Kornog, autrement dit Occident, ce qui s’inscrit clairement dans l’idéologie de Breiz atao. ________________________ 2 / On sait que Diwan a dû débaptiser son collège Roparz Hemon à la demande du Conseil Général du Finistère, ce linguiste faisant notamment partie des agents de la gestapo en Bretagne ________________________ Pour adhérer aux Seiz Breur, il faut être de sang breton (article 1 du Règlement de l’Unvaniez Seiz Breur : « Être né en Bretagne ou à l’étranger de parents bretons». Adhèrent alors des collaborateurs de Breiz Atao comme Youenn Drezen (1889-1972) dont Creston illustre le Kan da Gornog (Chant pour l’Occident) et François Elies, dit Abeozen (1896-1963) qui prendra avec Roparz Hemon la direction de la radio bretonne sous contrôle des services de propagande allemande. L’Occupation est la période la plus faste qu’aient connue les Seiz Breur. Encourageant en sous-main les visées autonomistes, les nazis permettent à une presse bretonne florissante de voir le jour. Si L’Heure bretonne est ouvertement pro-nazie, Arvor, le journal de Roparz Hemon, quoique partisan de « l’Europe nouvelle », se veut une vitrine culturelle, tandis que La Bretagne de Fouéré affiche un pétainisme résolu. En fait, la collusion entre les responsables de ces journaux est telle que certaines polémiques sont organisées de concert. Creston collabore à L’Heure bretonne comme à La Bretagne où, avec Xavier Haas et Langlais, il assure l’illustration de cette presse collaborationniste. Le groupe prolifère, s’accroissant de militants du Parti nationaliste breton comme Henri Caouissin, secrétaire de l’abbé Perrot qui allait être exécuté par la Résistance, Yann Goulet (1914-1999) chef des organisations de jeunesse du PNB. cliquez sur l'image |
C’est à l’initiative de Creston et de Fréminville (dit Merrien), directeur de L’Heure bretonne, puis directeur littéraire de La Bretagne, lui-même membre des Seiz Breur, que l’Institut celtique est créé. Directeur de la Commission des Beaux-Arts, Creston exerce une influence décisive sur cet organisme qui est le fer de lance de la collaboration en Bretagne. En 1942, on trouve dans le quotidien La Bretagne, sous la signature « Seizh Breur » (donc, avec zh, c’est-à-dire dans l’orthographe imposée par l’occupant) un texte euphorique annonçant le rôle de la Bretagne dans l’Europe nouvelle et rappelant la leçon de vitalité raciale donnée par les Seiz Breur à l’Exposition internationale de 1937. cliquez sur l'image |
C’est lorsque, à force de manœuvres en sous-main, les autonomistes obtiennent la création du Comité Consultatif de Bretagne, embryon des futures institutions d’une Bretagne libre dans le cadre du Reich, que les Seiz Breur parviennent, semble-t-il, à imposer leur idéologie. Le premier problème étant de choisir une capitale pour la Bretagne autonome, plutôt que de choisir entre Nantes et Rennes, l’architecte Bouillé se fait l’avocat d’un plan révolutionnaire consistant à édifier une agglomération nouvelle à la façon d’une Brasilia celtique sur les bords du lac de Guerlédan (H. Le Boterf, La Bretagne dans la guerre, tome 3, p. 320). Faute de pouvoir immédiatement réaliser ce projet grandiose, les membres du CCB réussissent à ce que tous les postes-clés soient confiés désormais à des Bretons : Les architectes et les urbanistes qui n’avaient pas l’étiquette bretonne furent aussi vigoureusement pourchassés, à tel point même qu’après avoir demandé au Conseil de l’ordre des architectes de procéder à de nouvelles élections parce qu’aucun Breton n’y avait été appelé, le président de ce collège n’eut d’autre ressource que de démissionner. Les urbanistes étrangers à la province qui furent nommés dans des villes de Bretagne durent accepter d’être « assistés » d’un adjoint originaire de la contrée (ibid. p. 324). La Libération mettra fin à cette entreprise de bretonnisation dont on on a mal mesuré à quel point elle est restée pour le mouvement breton, qu’il soit de gauche ou de droite, non seulement un idéal perdu mais un dû à reconquérir (3). Nombreux sont les Seiz Breur qui sont arrêtés à la Libération. L’emprisonnement est souvent ce qui leur sauve la vie, tant la haine des « Breiz atao » est grande en Bretagne. Ainsi Christian Le Part, qui a pris le parti de Célestin Lainé, le fondateur de de la milice bretonne sous uniforme SS, est-il abattu par la Résistance, de même que Jeanne du Guerny (Danio) dont le château servait de cantonnement au Service Spécial de Célestin Lainé. Yann Goulet, condamné à mort par contumace, s’enfuit en Irlande où il devient une sorte de sculpteur officiel. Marchal, Elies, Drezen, Caouissin, Rafig Tullou, le druide fondateur de Kad et collaborateur de L’Heure bretonne, Dorig Le Voyer, le musicien des Bagadou Stourm, sont condamnés à des peines très faibles en regard de leurs responsabilités : en général, quelques années d’ « indignité nationale » ou des peines de prison qui sont vite amnistiées. Aucun ne semble avoir manifesté le moindre regret de ce passé. Marchal et Tullou ont inspiré des cercles druidiques dont la luxueuse revue Artus, puis Ordos très clairement liées à l’extrême-droite, sont l’expression actuelle la plus directement inspirée du mouvement Breiz Atao. Il n’est pas besoin de souligner le rôle des anciens de Breiz Atao dans la reprise du FLB, puis de l’ARB : drapeaux, sigles, textes et slogans, tout un kit national est remis en circulation, avec des implications idéologiques semblables sous un vernis de gauche, voire gauchiste, pouvant varier selon les opportunités. On conçoit, dans ces conditions, le confusionnisme soigneusement entretenu par le mouvement breton, qu’il se réclame de la gauche ou de la droite, et la difficulté de déceler, dans une telle exposition, sous un foisonnement de faits, d’allusions, de semi-aveux et de travestissements habiles, les implications idéologiques d’un « art à vocation de manifeste » pour reprendre l’expression de Pascal Aumasson mais de manifeste en faveur d’une « modernité » singulièrement datée. ________________________ 3 / Ce n'est évidemment pas un hasard si l'actuel président de l'Institut culturel de Bretagne (créé sur le modèle de l'Institut celtique) a consacré sa thèse au Comité Consultatif de Bretagne ________________________ 2. OCCULTATION DE L’HISTOIRE, BROUILLAGE IDÉOLOGIQUECe qui caractérise le mouvement Breiz Atao, c’est, d’une part, le racisme, d’autre part, le désir de défendre des valeurs éternelles contre la dégénérescence en cours (il s’agit de défendre la Bretagne, et plus largement la race celtique, contre ses oppresseurs). Or, le texte de l’exposition ne fait aucune allusion à l’idéologie raciste qui sous-tend Breiz Atao. On ne peut, bien sûr, pas dire qu’il y ait occultation totale du racisme, la méthode est beaucoup plus habile : on trouve, à titre d’à-côté, caractéristique d’une regrettable dérive d’une petite frange du mouvement, une allusion au racisme à propos d’une prétendue opposition entre une droite nationaliste tentée par le fascisme et une gauche autonomiste. Le Parti nationaliste breton, hélas, lui aurait failli, et, sur ce point, on le confesse : le PNB se laisse imprégner du fascisme italien et du totalitarisme allemand. L’hostilité à l’égard des « mocos » (français nés hors de Bretagne, de parents non bretons) et parfois même le racisme achèvent de placer le mouvement aux antipodes de la démocratie. Dans cette perspective, le Front National doit être aussi parfois même raciste — mais passons même sur cette invraisemblable présentation d’un parti ayant pour fondement, non l’hostilité, mais la haine du Français, qu’il soit « moco », juif ou arabe, méditerranéen ou de sang impur. Ce qu’il s’agit d’absoudre ici, c’est la prétendue gauche autonomiste, libre elle de préjugés racistes, qui légitimerait l’actuel mouvement breton de gauche, ou, plus précisément l’UDB — une gauche autonomiste dont les plus beaux fleurons seraient les deux Maurice, dits Morvan, à savoir Marchal, le druide inventeur du drapeau, et Duhamel, auteur dès 1912 d’une conférence intitulée « La musique celtique, expression de la race » publiée dans L’Heure bretonne le 12 avril 1941 comme preuve de la fidélité de son auteur à ses conceptions. cliquez sur l'image |
A aucun moment n’est faite l’analyse de ce racisme qui a relégué ceux qu’on appelait « les Breiz Atao » en marge d’une population totalement rétive à de telles revendications. Cette analyse ne pouvait être faite, et c’est ce qui est grave, car les concepteurs de l’exposition, engagés dans une défense des Seiz Breur, se sont crus investis de la charge d’excuser ou légitimer leur idéologie. Cela se vérifie à suivre la présentation de l’exposition et plus encore à lire le luxueux catalogue co-édité par les éditions Terre de Brume et le Musée de Bretagne. Dans l’un comme dans l’autre, les dérives collaborationnistes des Seiz Breur sont présentées avec une évidente partialité : ayant réussi à trouver deux résistants (ou plutôt un et demi car Creston est pour le moins ambigu), on s’en sert d’arbre pour cacher une forêt pourtant bien sombre. Du texte euphoriquement pétainiste de 1942, pas question. Bien au contraire, on explique, on excuse, on justifie avec application : Creston, dont l’aversion pour le nazisme est vive et qui est peu suspect de sympathie pour le Maréchal Pétain, apporte son aide au réseau résistant du Musée de l’Homme. Mais cela ne l’amène pas à cesser son action bretonne : « Nous devons maintenant construire. Il ne s’agit pas de prendre parti pour telle ou telle conception de la Bretagne. Nous sommes par essence au dessus des partis. Nous servons uniquement la cause de l’art breton, de la pensée bretonne. » Servir la pensée bretonne en collaborant à des journaux pro-nazis, incitant à la haine raciale, cela mérite quelques explications, mais, non. Nulle part, il n’est indiqué que L’Heure bretonne est un journal de propagande nazie où Drezen se livre à une apologie des Décombres de Rebatet, où les caricatures antisémites voisinent avec les chroniques de Creston. Cette exposition est pourtant faite par des historiens, et ces historiens n’ont pas même l’excuse de n’avoir pas lu L’Heure bretonne : ils en montrent une page, une unique page, bien anodine, comme s’il s’agissait d’un sympathique journal breton, hélas paru à une mauvaise époque. Cependant, Denis-Michel Boël, qui se charge de traiter la partie la plus neutre apparemment de la recherche, à savoir ce qui concerne le passage « du folklore à l’ethnologie de la Bretagne » mentionne le pseudonyme de Halgan pris par Creston pour publier dans L’Heure bretonne. Il suffit de voir un dessin signé RYC Halgan (René-Yves-Creston-Halgan) pour avoir l’impression saisissante d’être en présence d’un art fasciste. Halgan est Creston mais sa production ne peut pas être fasciste puisqu’elle est bretonne.
La même aporie explique le traitement invraisemblable, de la part d’historiens, des notices placées à la fin du catalogue (parfois tout à fait scandaleuses) et des étonnantes conclusions tirées du discrédit où, il faut bien l’admettre, tombe soudain le mouvement des Seiz Breur après-guerre. Dans le cours de l’exposition, on se borne à noter que certains, au comportement strictement « autonomiste », sont jugés sévèrement à la Libération par une opinion qui a totalement basculé et qui ne s’embarrasse pas de nuances. Ce qui leur vaut cette incompréhensible persécution de la volonté répressive du nouveau pouvoir, c’est le comportement strictement « autonomiste » de quelques-uns ! Lorsqu’on lit dans la chronique quotidienne en breton de La Bretagne dirigée par Langlais des textes incitant les juives à porter l’étoile jaune sur le derrière comme les plaques de vélo, lorsqu’on lit les textes racistes de Drezen dans L’Heure bretonne, sans même parler des dessins, articles de Haas, Elies, Fréminville et tant d’autres, on mesure mieux la teneur de ces innocentes activités « autonomistes ». Dans le catalogue, le spécialiste le plus éminent du mouvement des Seiz Breur, Daniel Le Couédic, se porte garant de cette innocence puisque, écrit-il, chez les Seiz Breur, l’activisme mêlant directement art et politique se réduisit à de rares incursions : Creston donnant quelques dessins à L’Heure bretonne, Langlais élaborant les frises de La Bretagne, Haas magnifiant les uniformes conçus par Goulet sur le programme d’un congrès du PNB, Delalande rimaillant des hymnes (p. 202). Ces mensonges permettent de conclure que l’épuration a parfois manqué de discernement, jetant un discrédit durable sur les mouvements culturels bretons. S’en prendre à l’épuration permet ainsi de sauver la mise à d’authentiques fascistes qui ont effectivement discrédité tout ce qui était breton. Or, la défense de ces fascistes est assurée par la « gauche » du mouvement breton, avec l’appui d’une municipalité socialiste, qui a commandité cette exposition. Le titre de l’article par lequel le directeur du Musée, concepteur de l’exposition, fondateur de l’UDB, expose ses intentions dans le journal nationaliste Bremañ est bien « krouiñ un arz broadel » (créer un art national). Celtisme, ethnicité, revendication identitaire : l’art néo-breton développé par les Seiz Breur aurait pu inciter à une réflexion sur les relations de l’art et de la pensée totalitaire. Au lieu de cela, tant le luxueux catalogue que le dossier pédagogique et le livret pédagogique le donnent pour exemple de la modernité bretonne. Une « modernité » très orientée : le livret pédagogique remis aux enfants épingle diverses phrases grotesques et ringardes qu’il s’agit de replacer dans la bouche de Bretons d’opérette. Exemple de phrases ringardes : « Fais moins de bruit avec ta bombarde qu’on entende mon biniou », « Tu aurais pu laisser ta quenouille à la maison », « La Bretagne fait partie de la France ». C’est le « grotesque » drapeau français flottant au fronton de la mairie qui prononce cette phrase « ringarde ». 3. L’ART AU SERVICE DE L’IDÉOLOGIEDe gustibus, aut bene aut nihil : à parcourir le « Livre d’or » placé à l’entrée de l’exposition, il est clair que l’art des Seiz Breur trouve des amateurs et que leur itinéraire politique passe très bien. Pour qui a vécu la fin de la grande culture paysanne en Bretagne, le pire est sans doute ce consensus pour louer ce qui a été la trahison même de l’art populaire, au nom de valeurs totalement étrangères à ceux qui étaient supposés en être porteurs. A passer d’une ferme avec ses meubles qu’on aurait dits lourds d’éternité à un salon petit-bourgeois meublé breton-biniou ou breton-Seiz Breur, on pouvait bien voir en cette parodie d’art breton la négation d’une culture fondée sur l’absence de revendication, et en tout premier lieu de revendication identitaire — sans même aller jusqu’à imaginer, ce qui était proprement impensable, d’aller faire de l’art le support d’une telle revendication. Entre la langue parlée par le moindre paysan de Basse-Bretagne et la langue unifiée prônée par Roparz Hemon, il y avait à peu près la même distance qu’entre une armoire de ferme et un lit-clos néo-celtique. A quoi pouvait servir cette parodie, c’est bien la question mais on se garde bien de la poser puisque le propos est, au contraire, de donner l’entreprise des Seiz Breur pour phare de la modernité — ce qui ne va tout de même pas sans poser problème, car opposer le buffet Henri II à sonneurs gauchers, grand classique des familles, au buffet à spires des Seiz Breur, ce n’est rien d’autre qu’opposer une bretonnerie régionaliste à une bretonnerie nationaliste, ou, si l’on préfère, une bretonnitude à une celtitude, sans que le passage du biniou au triskell marque autre chose qu’une manière différente de « faire breton », c’est-à-dire de rester dans l’art du faux. Si le gain esthétique est mince, en revanche, cette différence d’approche est loin d’être anodine. Ce que visent les Seiz Breur, c’est, dans tous les domaines de l’art et de l’artisanat, l’élaboration d’un art breton national contre l’art breton régional jugé dégénéré (le programme de Jeanne Malivel dans Breiz Atao en 1919 indique bien qu’il s’agit de réagir contre les biniouseries, productions sulpiciennes et dégénérescences. Il semble aller de soi pour les concepteurs de l’exposition comme pour les Seiz Breur et autres militants, que l’art breton national, pour être fidèle à ses racines, doit aller puiser ses motifs dans les catalogues de motifs irlandais. De même que La Villemarqué, au début du XIXe siècle, pensait que le gallois moderne n’était qu’une forme pervertie du breton et qu’un mixte de l’un et de l’autre permettrait d’établir une communion entre ces peuples celtes, Jeanne Malivel, prise d’enthousiasme, s’initie en même temps au breton, qui, hélas, ne rentre pas, et au vieil art de nos ancêtres, l’art de la spirale et de la croix celtique qui, hélas, rentre, lui. Elle a médité l’exemple irlandais, tel que François Vallée, l’une des personnalités bretonnes qu’elle aime le plus, l’a proposé aux Bretons en 1910 dans les « Petites industries rurales et locales » ; le renouveau doit s’enraciner dans le patrimoine ancien et la Bretagne doit retrouver ses racines celtiques (Ar Seiz Breur, p. 50). Quelles racines celtiques pour quelqu’un qui est originaire de Loudéac et a choisi d’y vivre ? La question ne se pose pas : enrôlée d’office dans la grande Celtie, avec la Galice et autres provinces annexes, la Bretagne gallèse se met à produire broderies, coussins, faïences, voire cuves baptismales s’inspirant de la croix celtique et des entrelacs interprétés dans une géométrisation toute moderne (Ar Seiz Breur, p. 50). L’entrelacs, dit-on, est naturellement doux aux yeux bretons. Le problème est que les motifs celtiques, mal intégrés, plaqués sur tout support, semblent destinés à servir une activité propagandistique qui détermine le travail artistique au point d’en faire une justification a posteriori, et donc de l’annuler. Si la cause est juste, l’art est bon : c’est l’attachement passionné à la cause bretonne (et aussi la force toute simple de sa foi ) qui donnent leur puissance expressive à ses gravures sur bois, dit-on de Jeanne Malivel (Ar Seiz Breur, p.48). Faire des chemins de croix et des calvaires, semer des croix gaéliques et des autels herminisés, renouveler l’art ingrat de l’image de piété, mener campagne pour le relèvement de l’Art national avec les Amis de Beauté du Culte divin et s’employer à relever la paramentique en puisant dans le répertoire celtique, cela s’appelle en Bretagne être furieusement moderne, selon la déclaration de Creston dans Kornog. Les œuvres sont chargées de transmettre un message qui doit être lisible, visible, aussi simple et facile à mémoriser que les formules de propagande. Qu’elles soient médiocres n’a même pas d’importance : Les créations semblent de qualité fort inégale, constate l’un des rédacteurs du catalogue qui conclut que l’aventure des Seiz Breur dans le domaine de l’art sacré laisse ce parfum de regret qui accompagne les entreprises inabouties (Ar Seiz Breur, p. 121-122). Et d’ajouter : En une décennie le discours militant des années 20 a fait son chemin et, pendant les années de guerre, il sera en quelque sorte légitimé par l’idéologie provinciale de Vichy (id., p. 122). Faut-il entendre que l’idéologie de Vichy était, elle aussi, furieusement moderne ? Ou que l’idéologie des Seiz Breur était fasciste ? Parler de tentation fasciste pour une partie des Seiz Breur en se gardant de faire le lien entre cette idéologie et leur production revient à ne rien dire. Ce qui fait la spécificité du groupe, dès les origines, c’est la volonté de saturer l’espace d’objets, de meubles, de bâtiments, voire de villes (ainsi Bouillé proposant de bâtir une nouvelle capitale) portant le label national-breton, d’envahir le champ de la musique, de la littérature, de la religion, en sorte qu’on pense national-breton, qu’on chante national-breton, qu’on prie national-breton. Papiers peints avec motifs bretons et celtiques, étoffes, couverts, faïences, lits, buffets avec motifs bretons et celtiques, pas un domaine qui soit épargné : le costume breton lui-même, au moment où il est abandonné massivement, devient l’objet d’un projet de modernisation, comme s’il fallait marquer cette emprise jusque sur le corps. J’entrevois le jour où dans de confortables maisons, nous aurons notre meuble à nous, de la vaisselle entièrement à nous, de l’orfèvrerie spéciale, des toiles de Bretagne, non plus fabriquées à la main mais à la machine. Ajoutez à cela les caractères d’imprimerie d’un modèle spécial et voilà un peu une nouvelle aurore pour notre région (id., p. 51). Combler l’espace de nous — quelle autre définition d’un art totalitaire ? Par la vertu du symbole rejeter l’autre dans les ténèbres. Le problème est, bien sûr, que, pour Creston et sa femme comme pour Robin, Malivel et Marchal, ou les fondateurs de Breiz Atao, l’autre, c’est eux-mêmes, et que l’amour d’une Bretagne fantasmée, dont il faut coûte que coûte assimiler la langue, ne sert qu’à détourner sur une France marâtre non moins fantasmée une haine de soi qui n’est pas sans expliquer le côté glauque de cette exposition. Présente dès le début dans le projet des Seiz Breur, la visée totalitaire se manifeste par un symbolisme lourd, appliqué, caractéristique aussi des productions idéologiques dont le fanatisme est ici absous avec la même indulgence que la gaucherie du dessin, la médiocrité de la technique, voire les taches sur le motif choisi pour l’affiche et le catalogue. C’est ce qui est grave en une telle exposition : nous ne sommes, de toute évidence, pas dans le domaine de l’art mais dans le domaine de la propagande militante. On trouverait invraisemblable que les productions du réalisme soviétique soient présentées comme l’expression de la modernité russe ; la modernité bretonne, elle, peut impunément être kitch puisqu’elle est bretonne. Jeanne Malivel, Robin, Sohier et Riou, dans leur tragique fulgurance, Creston surtout, par sa fougue inaliénable, ont pris la stature de héros romantiques, conclut le principal concepteur de l’exposition. Mais le plus déterminant fut certainement le symbole qu’ils constituèrent d’une action collective, souveraine et durable au service de la Bretagne. En cela, leur simple existence, le panache de leurs proclamations et leur habile surgissement au moment essentiel des grandes expositions internationales constituèrent une œuvre de salut public dont les vertus surpassèrent probablement celles de leur production artistique et artisane (id., p. 205). A tout péché miséricorde : qu’on excuse donc la production artistique et artisane des Seiz Breur. Mais louer l’œuvre de salut public de ces héros ? Une œuvre de salut public ? Pas de doute, il y a un problème. Françoise Morvan Document disponible en fichier PDF (408 Ko): Télécharger |